Les chevaliers de fer - Le tournoi des huit royaumes - Prologue : Le trône du roi
Les fenêtres éclatèrent une par une, laissant s’installer progressivement les caresses violentes du vent et l’odeur désagréable du sang dans la salle. Au centre, un homme en armure d’un âge assez mûr rampa avec l’aide de toute sa force, malgré le fait qu’il n’exerça son geste qu’avec une main et qu’il lâcha d’horribles cris d’agonie à chaque instant. Il avait plaqué son autre main sur ses côtes gauches afin d’y arrêter l’hémorragie qui avait recouvert le sol d’une petite rivière de sang depuis l’entrée de la salle. Cet homme n’était autre que le roi Doclès IV, souverain de Titios, l’un des onze royaumes du continent d’Olviron du monde de Cadria. Par les fenêtres brisées, le roi pouvait voir le ciel sinistre de ténèbres qui s’abattit sur la capitale du royaume, Rastrorn. Il pouvait également entendre les cris de terreur de la foule qui essaya de fuir les hordes d’orques et les autres abominations de Daralagdo. Chaque rue, chaque bâtisse, chaque quartier de la ville était tombé aux mains de l’ennemi en un éclair. De plus, il y avait une chose que la population ignorait et que seul le roi savait. Il avait appris de ses informateurs que l’armée Grindarienne avait franchi les frontières du royaume depuis déjà deux jours et qu’elle serait aux portes de la capitale dans trois jours. Continuant de ramper, le roi balaya son regard sur chaque côté de la pièce, dans laquelle de grandes statues se tenaient en ligne et observaient le roi blessé. Chacune d’entre elles représentait les grands souverains qui ont régné sur cette terre. Le premier roi qu’il admirait fut Aruinthir II dit le Conquérant, qui se trouvait sur sa droite.
“O toi Aruinthir deuxième du nom ! Toi qui étendis nos frontières jusqu’à la mer Maudite, à la mer Sainte, aux terres de Carvain et aux plaines de Smogvelt. Toi qui chassas de ces terres des rois corrompus par leur cupidité. Alors que moi…j’ai…déshonoré ta mémoire. Tu avais réussi l’exploit de conquérir Titios en seulement deux semaines, moi… j’ai réussi l’exploit de tout perdre en seulement six jours.”
Entre-temps, des fissures firent leur apparition au plafond, menaçant les lustres qui y étaient de s’écraser sur le sol. Le roi s’arrêta un moment afin d’atténuer ses blessures, même s’il savait que la douleur reprendrait dans les prochaines secondes. Le second roi, à qui il jeta une nouvelle fois son regard, fut Egdael VIII dit le Bien-Aimé.
“O toi Egdael huitième du nom ! Le bien-aimé de son peuple ! Toi qui fus le dernier roi a régné sur ce royaume durant la Première Ère. Toi qui choisis Rastrorn comme capitale de cette terre et qui bâtis ce somptueux palais. Tu considérais ton peuple comme ta famille et il avait pleinement confiance en toi. Moi, en revanche, je…n’arriverai jamais à ta hauteur car…j’ai trahi le peuple. Jusqu’aux dernières heures de ma vie, je me condamne à porter le nom de Doclès IV le Détesté afin de respecter ta mémoire.”
Le troisième roi, qui complétait la ligne de droite, fut Barathormir Ier dit le Grand Stratège.
“O toi Barathormir premier du nom ! Toi qui, pendant les heures sombres, redonna espoir aux autres royaumes et qui repoussa tel un dragon l’armée nordique de Val-Rein-Heim jusqu’à l’Océan des Deux-Mondes. La légende raconte que tu avais tué en plein cœur l’empereur nordique Irikorn avec sa propre arme et sur son propre navire. Moi, j’ai laissé chaque ville se faire prendre une par une par l’ennemi sans…sans même tenter de les reprendre. Il était déjà trop tard. Que ma naïveté…et ma stupidité me maudissent.”
Des larmes coulèrent sur le visage du roi telles de petits ruisseaux et vinrent se fracasser sur le sol comme des cristaux. Brusquement, la troisième fenêtre fut anéantie en un instant par un puissant boulet en feu, qui vint s’écraser sur la première statue du côté gauche de la salle. De plus, les fissures au plafond devinrent de plus en plus grandes et firent céder l’un des lustres qui s’écroula à quelques centimètres du roi. La statue, dont la quasi-totalité de la partie gauche avait été détruite par le boulet, représentait le roi Doclès II dit le Noble, qui fut par ailleurs le fils unique de Barathormir. A son sujet, le roi agonisant n’avait pas grand-chose à raconter mise à part le fait qu’il fut considéré par le peuple comme le successeur d’Egdael VIII. Le cinquième roi n’était autre que Claridaric V dit le Restaurateur, son arrière-grand-père.
“O toi…Claridaric cinq…cinquiè…cinquième du nom ! Premier…roi…de la Troisième Ere ! Toi qui…nettoya l’honneur des Doclès juste après…l’effroyable règne de ta sœur Esténia dite l’Oubliée. Toi qui récupéras des artéfacts…vieux de plus de trois mille ans et…qui les fit mettre dans…les premiers musées du royaume afin de…les faire connaître au peuple. Je ne suis…rien…rien comparé à toi.”
Enfin, Doclès posa son regard sur le dernier roi. Toutefois, on pouvait lire dans ses yeux brûlant - comme les ailes du phénix- une très grande admiration envers ce dernier. En effet, il s’agissait du grand Docles Ier dit le Fondateur, premier de la lignée des Doclès, premier roi de la Première Ère ; premier porteur de l’épée divine Vosgur et premier souverain de Titios mais également de tout le continent d’Olviron.
“O Doclès…grand seigneur d’Olviron…Roi des rois ! Toi qui, aux…aux Temps jadis, accompli avec témérité la dange…dangereuse Quête de l’Eternité dans le…le but de trouver Eternity dans le royaume de…l’Eden. Toi qu…qui fus protégé par les ailes flamboyantes du roi des dragons titans, Gersokuk. Toi qui reçus Vosgur…la lame qui fut forgée par la déesse Olasse en personne afin de…tuer Avagdorn, l’empereur noir. Malgré mes glo…gloi…gloires passées, j’ai sali ton nom et le respect de tous mes ancêtres. J’ai…répandu les erreurs de mes actes sur vos terres et j’en assumerai…les conséquences. Mais en tant que…roi de Titios et de Cadria, j’ai tout de même une dernière tâche à accomplir.”
Au fond de la salle se tenaient de longues marches qui amenaient à un majestueux trône formé d’écailles de dragon. De petites pierres précieuses d’environ trois centimètres, telles des rubis et du diamant, étaient implantées dans chacun des deux accoudoirs. Au niveau du dossier, un chevalier y était représenté, équipé d’une épée, en train de chevaucher un dragon qui survolait les lames éternelles du soleil. Les pieds du trône étaient représentés en forme de pattes de dragon, tout comme les points de jonction qui faisaient joindre le piétement aux accoudoirs. Des feuilles d’érables dorées ornaient le trône à partir du haut du dossier jusqu’aux bras. Mais ce qui le rendait réellement impressionnant et magnifique, c’était les deux grandes ailes de dragon, entièrement composées de bronze, qui prirent racines entre la moitié du dossier et les bras. Épuisé, le roi gravit une par une les marches à l’aide de sa main gauche malgré le handicap que lui infligeait l’hémorragie. Une fois la dernière marche atteinte, il se mit à admirer son fauteuil royal comme s’il était son ange gardien. Puis, il leva les yeux au mur qui surplombait le trône et contempla l’immense tapisserie intitulé Le Couronnement. Elle représentait le roi Doclès de face se faisant couronner devant tout son peuple par la déesse Olasse elle-même. Sur les côtés, deux étendards formaient une sorte de protection auprès d’elle. Sur chacun d’entre eux était représenté le blason royal de Titios : le bouclier de Doclès, pour symboliser la défense et Vosgur, pour symboliser la force et le courage. Le roi s’appuya sur l’une des pattes de dragon avec sa main gauche afin de pouvoir monter sur le trône. Quelques gouttes de sang dégoulinèrent de sa main droite. A bout de force, il ne put contenir plus longtemps la plaie ouverte. Par miracle, l’hémorragie s’était arrêtée de vomir du sang d’un seul coup, comme ça. Le roi fut soulagé dans les secondes qui suivirent mais il ressentit toujours une atroce douleur au même endroit, même si la blessure avait disparu. Entre-temps, une silhouette noire avait fait son apparition devant les portes qui donnaient accès à la salle. Le roi la fixa d’un regard qui fit penser qu’ils s’étaient frottés l’un à l’autre récemment. Après un bref instant de silence, elle commença à pénétrer dans la salle en suivant la rivière de sang qu’avait laissé dernière lui le roi. Plus elle s’avança, plus la lumière des torches et des lustres put éclairer les ténèbres qui dissimulaient sa véritable apparence. Il s’agissait en réalité d’un chevalier à l’équipement tout à fait basique à première vue, mais qui avait tout de même l’étoffe d’un guerrier qui venait accomplir la tâche que les ténèbres lui avaient confié. Il portait sur sa main gauche un écu orné du blason de Titios ainsi qu’une épée sur sa main droite, dont la poignée était étrangement encerclée par une fumée noire qui parcourait inlassablement autour d’elle un circuit sans fin. De plus, du sang encore chaud recouvrait le haut de la lame, allant de la pointe jusqu’aux gouttières. Cela montrait bien que c’était lui qui avait infligé au roi cette effrayante blessure. Marcher dans le sang ne semblait pas lui poser de problème ni même lui causer le moindre dégoût car il ne se préoccupait que d’une chose : tuer le roi. Il était comme un prédateur voulant finir sa proie.
“Voici donc le guerrier qui me vainquit !” s’exclama Doclès en affichant un sourire moqueur.
Le chevalier s’approcha sans daigner une seule réponse.
“Je te félicite, vraiment. Tu as non seulement vaincu un roi, mais tu as aussi gagné son arme après l’avoir désarmé et transpercé ses côtes. Et tu as également conquis la capitale d’un royaume.”
Le guerrier ignora encore une fois les compliments du roi en privant ce dernier d’une réponse. Le seul son qui émanait de lui était le bruit de sa respiration. Il était désormais à quelques pas des premières marches qui allaient le faire monter jusqu’au trône, et où le roi l’attendait afin qu’il puisse lui porter le coup fatal.
“J’ai la certitude que ta reine te récompensera une fois que tu lui auras remis ma tête et que tu l'informera que ce royaume aussi est tombé. La maîtresse des ténèbres…fera de toi un excellent pion pour son armée.”
Le chevalier se tenait devant lui. Il fit tomber son écu et vint poser sa main gauche sur la poignée de l’épée. Il fit ensuite brandir sa lame et resta immobile pendant un instant. A travers la visière du heaume du guerrier, le roi pouvait percevoir ses yeux remplis de haine, dont les pupilles avaient presque recouvert les iris qui étaient de couleur rouge sang.
“Malheureusement cela ne se passera pas ainsi. Parce que…je ne laisserai pas à cette maudite sorcière le plaisir de voir un roi se faire ôter la vie par…son propre fils.”
Soudainement, le chevalier semblait ne plus pouvoir bouger, voire même paralyser. Ses mains tremblèrent comme si une force allait prendre possession de son corps. Ses yeux redevinrent normaux et la colère qui les habitait s’était volatilisée en un éclair. Après un bref instant de silence, il s’agenouilla devant le roi et fit tenir son épée en posant sa main droite sur une branche de la garde.
“Rhôde, mon fils, tu es devenu l’ombre de toi-même. J’ai…j’ai échoué dans mon devoir de père.”
Une petite larme dégoulina du visage de Doclès et vint se poser, telle une goutte de pluie, sur la visière du heaume de son fils. Tout à coup, un vent glacial vint dominer toute l’atmosphère de la pièce, faisant vaciller les flammes des lustres et des torches ainsi que la chevelure et la barbe du roi. Malgré le froid, l’émotion du souverain n’avait pas changé. Après un long silence de mort, il posa délicatement sa main sur la main droite de son fils, recouvrant presque sa face dorsale. Il la fit glisser jusqu’aux cinq doigts qui tenaient inlassablement une des branches de la garde de l’épée. Il la déplaça par la suite vers la poignée et saisit fermement cette dernière. Prenant un air sérieux, il souleva la lame sans que Rhôde ne tente quoi que ce soit pour l’en empêcher. Le sang qui maculait le haut de l’épée se transforma peu à peu en de petites cendres qui furent balayées en une fraction de seconde par le vent. Le roi inspecta chaque détail de cette arme qui était, quelques heures plus tôt, sa seule alliée lors du combat à mort qui l’opposa à Rhôde. Il la reposa soigneusement en faisant tenir ses extrémités sur les deux accoudoirs en forme de pattes de dragon. Son regard se tourna de nouveau vers son fils, auquel il lui demanda de retirer son heaume. Une fois cela fait, le roi devint soudainement très pâle et il ne put en aucun cas prononcer le moindre mot car ce qu’il vit…dépassait tout ce qu’il avait pu imaginer.
“C’est un véritable…cauchemar. Mais que t’as-t-elle donc fait…mon fils ?”
En le dévisageant, le prince semblait ne plus appartenir à la race des hommes ni même au monde de la lumière. Son visage était submergé de ténèbres, ses dents étaient devenues de véritables rasoirs, ses oreilles s’allongeaient presque à chaque instant et des poils commençaient à pousser sur sa figure. Quant à ses yeux, ils étaient rongés et mutilés par la haine et le chagrin. Rhôde paraissait terriblement tiraillé et on pouvait croire qu’une petite lueur vivait encore à l’intérieur de son âme, repoussant tant bien que mal l’assaut des ténèbres.
“Pèr…père…”
Rhôde tenta de communiquer avec son père malgré le mal qui le rongeait. Doclès fut sur le moment surpris et eut même un sentiment de joie en entendant la voix du prince. Quand il le regarda à nouveau, il avait l’impression que l’être qui était en face de lui n’était plus l’horrible bête en pleine transformation mais bien Rhôde Doclès, son fils aîné, l’héritier de la couronne.
“Père aid…aidez…aidez-moi, je vous…en prie.
-Rhôde, mon garçon.
-Pitiez…tuez-moi…prenez ma vie ou…sinon…je prendrai la vôtre !”
Le côté lumineux et sombre du prince se livraient un combat acharné pour le contrôle de son esprit. Incapable de réagir, le roi se sentit perdu et perplexe. Son regard vacillait de son fils à l’épée et il s’efforçait à répéter ce déplacement rectiligne sans même savoir s'il y mettrait fin. Que fallait-il faire ? Le tuer ou l’épargner ? Ce dilemme infâme torturait le roi car d’un côté, l’idée d’achever Rhôde lui était insupportable mais d’un autre côté, le laisser en vie pourrait provoquer un déferlement de chaos sur chaque recoin du continent d’Olviron parce qu’il deviendrait non seulement un esclave dépourvu de volonté, mais aussi un redoutable guerrier au service de la maîtresse des ténèbres.
“Elle m’oblige…à tuer…à égorger…à décimer… ah ! Je brûle ! Du sang ! Du sang humain ! Je dois exécuter le roi Docl…non ! Sors de ma tête ! Vélain !”
Brusquement, les cris d’agonie et de colère de Rhôde se turent en un éclair. Doclès avait subitement couronné son fils dans un calme absolu. Alors que ses mains tenaient toujours les écailles de dragon qui recouvraient le contour de la couronne, le roi pencha légèrement la tête vers l’avant et ferma les yeux. Puis, il se mit à parler et à réciter dans une langue très ancienne à savoir le langage cadrien, la langue des dieux.
“Mo Flime erva discpacio, ergo lu tarva ro flarros ar dolos ro ajjuta. Sietu ile Soliam eternùn vurys, mo Bartelos Draglonn khegrar dès roflav marcabe ve mo contralyr nepp taquia ar ondali flarmale. Eloyd erve be avaly. Tuja, ondal seign, tuj erva fullem hor flarmale ili berfa le clèrdiof qu meli mo erosgol moun mo tarvùnl ro ma trania. Shin mo Flime vurjita le ve nus ulrifes, naf tuj far iradgal ve iradgaleng. Tuj erva ur Dalphis ro ma Gloryùn orle khal mos divintus. Bartelos ro Titios, lid vun ma Alphakalir, peryt ma septinium ro tuje erosgol, alas ci ro tuj erva le alas.” (Le Feu s’est éteint, mais il renaît de ses cendres une fois de plus. Alors que l'Étoile éternelle se réveille, le Roi Dragon répand son souffle destructeur sur le monde en quête d’une nouvelle flamme. L’élu a été trouvé. Toi, nouveau souverain, tu es désormais cette flamme qui devra éclairer et guider le peuple vers le chemin de la paix. Quand le Feu déferlera sur tes terres, sers-t’en pour bâtir et rebâtir. Tu es un Fils de la Sagesse béni par les dieux. Roi de Titios, règne dans la Lumière, assure la protection de ton peuple, aime-le et tu seras aimé).
Doclès réouvra les yeux, se redressa et vint faire revenir son regard sur son fils, accompagné d’un sourire qui fit comprendre au jeune prince que cela allait être la dernière fois qu’il voyait un signe de joie montré par son père.
“Tu as le visage et les yeux de ta mère, dit Doclès. C’est fou ce que tu peux lui ressembler.”
Le roi souleva de nouveau son épée par la poignée à l’aide de sa main droite. Il posa sa main gauche sur le bout de la lame et vint pointer l’épée en direction de son cœur. Tout à coup, Doclès se rembrunit mais il garda son sourire affiché afin de dire à Rhôde que tout allait bien. Le prince se mit à admirer le roi et versa une larme qui humidifia légèrement sa joue lors de son parcours. Alors que son père était sur le point de se poignarder lui-même le cœur, Rhôde tenta le tout pour le tout de se relever afin de l’empêcher à commettre l’irréparable.
“Père ! Ne faites pas ça…”
Soudainement, une force mystique vint stopper le prince dans son élan. Rhôde essaya de repousser cette mystérieuse puissance à maintes reprises mais l’échec était le seul résultat qu’il parvenait à obtenir à chaque tentative. A l’instant où ses yeux rencontrèrent ceux du roi, il comprit finalement que cet ouragan écrasant n’était autre que les dernières forces de son père qui formèrent un champ de protection tout autour de lui.
“Je vous en prie ! Ne m’abandonnez pas…
-Rhôde, mon fils, que ton règne soit long et…je t’aime.”
En une fraction de seconde, le souverain de Titios rendit son dernier souffle. Lorsque la lame transperça le cœur de Doclès, un gigantesque éclair surgit brusquement du ciel, décimant au passage une grande partie du plafond et vint terminer sa course sur le trône. Le sol était jonché de gravats et de poussières. Aveuglé un instant par ce javelot de lumière, Rhôde, désordonné, scruta tout autour de lui les éléments du décor qu’il voyait à moitié flou. Quand sa vue redevint à la normale, son regard se tourna instantanément vers le trône. Lorsqu’il vit le corps sans vie de son père, le prince hurla de chagrin et vint se jeter sur lui. Étrangement, un faible rayon lumineux jaillit du ciel et se posa sur la poignée de l’épée. Personne n’aurait su dire de quoi il s’agissait mais des petits fragments rouges de la taille d’un grain de sable planaient et tournaient tout autour du faisceau, comme un serpent qui enlaçait et étranglait sa proie. Des nuages sombres se formèrent dans les cieux et, aussi menaçant qu’une armée de morts, surplombèrent la capitale dévastée. Comme les Ténèbres voulant envahir la Lumière sans ne lui laisser aucune échappatoire, ils recouvrirent le ciel et le submergèrent de tous les côtés, l’assombrissant jusqu’à la dernière lueur. Le rayon lumineux disparu lui aussi à son tour, laissant le pauvre Rhôde anéanti, en proie au froid et aux ombres.
“Pardonnez-moi père, répondit Rhôde en étant recouvert de larmes, pardonnez-moi…
-Comme c’est touchant, fit soudainement une voix féminine suivit d’un petit ricanement. Un fils enlaçant son père défunt.”
Comme si elle lui avait empoisonné l’esprit, le prince se tut subitement et se rembrunit. Sa tristesse et sa douleur se changèrent bientôt en une fureur incommensurable. Les crocs de loup se resserrant, Rhôde se retourna et foudroya du regard l’étrangère qui était en réalité la personne qui fut la cause de tous ses malheurs. C’était Vélain Vongwarf, la reine de Grindar et la maîtresse des ténèbres. C’était une véritable beauté, dont les principales caractéristiques étaient ses yeux de chasseresses de couleur mauve ainsi que sa chevelure qui s’arrêtait à sa taille et rayonnait comme la nuit. Sa tête était couverte d’un magnifique diadème orné de pétales de rose noire, et une robe aussi blanche que la lune s’étendait jusqu’à ses pieds, laissant à découvert ses épaules. Alors qu’elle n’avait pas changé sa posture, Rhôde était terriblement irrité par le sourire qu’elle affichait.
“Vélain ! s’écria d’une voix très agressive Rhôde. Tu m’as tout pris ! Tout pris !”
Dans un impressionnant excès de colère, il retira l’épée du torse de son père puis, en mettant ses deux mains sur le pommeau et en plaçant la lame perpendiculairement face à lui, il accouru vers Vélain comme un taureau en furie.
“Tu vas crever sale démon ! ! !”
Rhôde était sur le point de transpercer la reine des ténèbres. Ses yeux remplis de haine montraient bien qu’il était prêt à tout pour la tuer et qu’il n’échouerait pas. Mais tout à coup, quelque chose d’inimaginable vint anéantir la détermination du jeune prince. La lame se démantela en un millier d’éclats. Sa colère s’évapora en un instant, laissant ainsi un vide dans l’expression du prince. Quand Rhôde regarda de nouveau Vélain, il remarqua que son sourire ne s’était pas volatilisé, mais que son bras droit était étendu devant elle comme si elle avait voulu le stopper dans sa course. Plongé dans la perplexité, Rhôde se demanda comment la reine de Grindar avait-elle pu réduire en éclat l’épée sans même être éraflée par la pointe de la lame.
“Quelque chose ne va pas Rhôde ? répondit Vélain d’un air moqueur. Tu sembles…anxieux, voire même terrifié. Où est donc passé ta haine et ton instinct de tueur ? Car après tout, tous les monstres ont ces deux qualités.”
Rhôde redevint soudainement très pâle. Quelque chose semblait le paralyser et le ronger de l’intérieur. Cette fois-ci, la peur le dominait sur l’entièreté de son corps et de son âme. Ce tressaillement le rendit presque fou et il poussa des cris d’agonies en continu. Cette pénible douleur l’obligea à lâcher le pommeau de l’épée brisée. Les morceaux de lames qui s’étaient éparpillés sur le sol devinrent des cendres et se dissipèrent dans le ciel comme de la fumée.
“Tu dois certainement te dire comment j’ai fait pour détruire cette épée. Eh bien, je te rassure, je n’ai rien fait. C’est toi qui l’a détruite.”
A cet instant, Rhôde ouvra grandement les yeux, à en croire que cette révélation lui avait glacé le sang.
“Les monstres ne peuvent pas brandir les armes forgées dans la Lumière. Car toi, tu es dorénavant mon monstre.”
Sa bouche, son nez et son menton commencèrent à s’allonger pour former un museau. Des poils poussèrent à une vitesse incommensurable sur l’intégralité de son corps. Ses spalières, ses cottes de mailles, son plastron, ses brassards, ses gantelets, ses jambières et les autres parties de son armure se craquèrent et se projetèrent sur le sol. Ses ongles devinrent d’effrayantes griffes, ses mains et ses pieds se changèrent en pattes et une queue poussa dans son derrière. En quelques instants, la parcelle d’homme qui sévissait encore chez le prince s’était volatilisée dans le néant. Il n’était désormais qu’une bête, un loup-garou, un serviteur de la maîtresse des ténèbres. Il était devenu aussi grand que l’une des statues des rois qui composaient la salle.
“Te voilà tel que tu es réellement”, répliqua Vélain en lui caressant le museau.
Après lui avoir donné un petit baiser, Vélain enleva de son cou son médaillon et l’enfila sur Rhôde, qui avait subitement laissé dégouliner une larme après l’avoir revêtu.
“Je t’offre le Médaillon des Regrets. Désormais, tu demeureras ici pour l’éternité, en rêvant sans cesse de ce jour où tu avais tenté de me tuer et où…ton père c’était donné la mort.”
Rhôde ouvra instinctivement les yeux. Ses crocs se serrant farouchement, il écrasa avec sa patte droite d’une façon assez sauvage la maîtresse des ténèbres, sans qu’elle n’eût le temps de fuir. Croyant l’avoir définitivement réduite au silence, il releva sa patte et renifla le tas de bouillis qui se tenait devant lui. Etrangement, il ne sentit ni l’odeur du sang ni l’odeur de la chair humaine, mais bien l’odeur désagréable de brûlé. Des cendres et des braises s’entassaient en réalité les unes sur les autres, formant ainsi un îlot de feu noir. Mais que voulait dire tout ceci ? Comment cet îlot s’était-il formé ? Vélain était-elle devenue complètement ce tas de cendres ? Rhôde se posa les mêmes questions. Soudainement, un impressionnant brasier obscure apparut face au prince. Les flammes noires qui le composaient reconstituèrent à chaque seconde le corps de la reine de Grindar. Sa chevelure crépitant comme le feu, Vélain afficha un sourire moqueur pour faire comprendre à Rhôde que c’était bien tenté de sa part.
“Vélain” ! grogna le prince.
Rhôde se rua vers elle et tenta une nouvelle fois de l’écraser. Cependant, Vélain se téléporta derrière lui, laissant ainsi des cendres et des braises au dernier endroit où elle se trouvait. Le prince se servit alors de sa queue pour l’étourdir puis essaya de la faire valser. Mais elle réussit malgré tout à esquiver tous les coups.
“Tu n’as toujours pas compris que tes efforts ne te menaient à rien ? Quoi que tu fasses, le résultat sera le même. Et même si tu parvenais à m’attraper, je n’aurais aucun mal à m’échapper. Ta transformation en loup t’a-t-elle rétrécit l’esprit, héritier de la couronne ? Quand j’y pense, l’intelligence n’a jamais été le point fort des Doclès.
-Ferme-là ! cria Rhôde en enchaînant Vélain de coups de pattes de manière vive et désordonnée. Je vais venger mon père et tous ceux que tu as massacré jusqu’à présent !
-Mon pauvre garçon, tu es vraiment stupide et arrogant. Tout comme l’était ton ancêtre Doclès.”
Rhôde fit mine de comprendre pour ne pas se laisser distraire et continua à déchaîner sa colère sur Vélain.
“Quoi qu’il en soit, il est temps de mettre un terme à notre petit jeu de pacotille. Je vais maintenant te punir d’avoir osé montrer les crocs envers ta reine.”
Tout à coup, le prince sentit quelque chose le brûler intensément à travers tout son corps. Sa vision commença à être troublée et il avait l’impression de ne plus avoir le contrôle de ses membres. La douleur s’intensifiant de plus en plus, il eût soudainement l’envie de vomir. De la fumée et une fontaine de braises et de cendres noires s’échappaient de sa gueule. Rhôde eut ensuite un vertige qui le fit s’écrouler sur le ventre. Mais le feu n’était pas le seul mal qui broyait ses entrailles. Le maléfice du médaillon qu’il portait commença à prendre effet en torturant son esprit avec l’image de son père assit sur le trône et l’épée plantée en plein cœur. Voulant à tout prix cesser ce cauchemar, Rhôde s’ouvra le crâne avec ses imposantes griffes, se maculant ainsi la tête de coulées de sang. Vélain, s’approchant calmement, vint s'asseoir auprès de lui et caressa doucement son museau. Elle sécha même ses larmes qui coulaient de son œil gauche.
“Chaque parcelle de ton corps est constituée de flammes que je peux contrôler à ma guise. Ce qui fait alors de toi un esclave dont je n’aurai pas à me soucier de la dangerosité.”
Les grognements de Rhôde dus à la douleur ne dérangeaient en aucun cas la maîtresse des ténèbres. Au contraire, elle semblait plus détendue et calme en écoutant ces sons atroces.
“Tu sais, ça me fait vraiment de la peine de te voir souffrir autant. Et dire que nous étions destinés à devenir mari et femme. Mais en même temps, ça me réjouit plus que tout car cela faisait bien longtemps que j’attendais le jour de la chute de la maison Doclès. Te torturer me fut un véritable plaisir. Et je t’en remercie du fond du cœur.”
Voyant une occasion de la mettre hors d’état de nuire, Rhôde la frappa d’un coup si violent qu’elle fut projetée jusqu’à l’une des grandes fenêtres qui donnait une vue sur la ville. Il puisa dans ses dernières forces pour se relever et plongea sur elle avec la gueule bien ouverte pour pouvoir la déchiqueter. Mais encore une fois, elle avait disparu. Le jeune prince brisa alors la vitre à son atterrissage et, la tête étant à l’extérieur et les pattes agrippées aux rebords, découvrit avec stupeur le chaos qui régnait dans Rastrorn. Les bâtiments étaient en feu, des cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants jonchaient les rues de la capitale et la grande statue du roi fondateur Doclès qui surplombait la cité s’était effondrée. Les seuls êtres qui arpentaient encore les recoins de la ville n’étaient autre que les créatures abjectes de l’armée des ténèbres, qui exécutaient sur place les derniers survivants, brûlaient les étendards de Titios et brandissaient ceux de Daralgado, dans lesquelles étaient représentés trois têtes de dragons qui jetaient leur regard dans chaque direction.
“Mais…qu’est-ce que…j’ai…fait ?
-Tu as fait exactement ce que je voulais que tu fasses, fit Vélain en lui caressant la tête. C’est fou comment un simple baiser a pu provoquer un tel chaos. Titios sera bientôt entièrement sous le contrôle de Daralgado et se sera ensuite le tour de tout le continent d’Olviron.
-Un…un jour, ton règne prendra fin…tout comme celui d’Estenia.
-Oh vraiment ? Mais comme tu as pu le constater, je ne suis pas comme elle et puis…elle ignorait tout du secret que renfermait ce royaume.
-Quel secret ? s’interrogea Rhôde.
-Eh bien…que Titios abritait l'Âme divine.”
A cet instant, Rhôde ouvra grandement ses yeux. Ses poils se hérissèrent sur tout le long de son corps de bête et il n’osait plus regarder de face la reine des ténèbres, malgré le fait que sa colère semblait ne pas avoir totalement disparue. On aurait dit qu’il avait enfin découvert ce qui se cachait derrière ce visage de déesse. Dans un silence absolu, Vélain vint lui murmurer à l’oreille : “Que le Destin te console dans ta solitude et qu’il t’aide à retrouver ton père dans la mort”.
Après ces quelques mots, Vélain se volatilisa de la salle, laissant Rhôde face au désastre et à la mort. Des gouttes de pluie commencèrent à s’abattre sur Rastrorn, formant ainsi des rivières de sang dans lesquelles les cadavres étaient transportés le long des rues. Désespéré, le jeune prince revint à l’intérieur et arracha subitement un rideau du mur. Il se le mit par-dessus pour recouvrir et cacher son corps de loup qu’il haïssait. Il se plaça ensuite devant les marches et s’agenouilla face au trône qui le surplombait. Le regard tourné vers ses ancêtres et son père, il ne prononça uniquement que cette phrase : “Pardonnez-moi”.
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