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  • Timothé C.

Libreté


“Les enfants qui se perdent un soir de pluie finissent invariablement par quitter le monde des adultes et s’égarer dans la Ville. Si quelques-uns retrouvent le chemin de la maison, beaucoup hélas sont emportés par les Sirènes, des monstres informes nés de l’Averse incessante, avides de chair humaine. Et puis il y a les autres, ceux qui survivent sans pour autant retrouver le chemin de la maison. Ceux-là finissent à force d’errance par tomber sur l’enclave entre les trombes : Libreté.

Ils ont tiré un trait sur l'espoir de revoir un jour leurs parents, et se sont enfermés dans une réalité faite de querelles entre bandes et de quête de nourriture. Ils s'imaginent pouvoir vivre ainsi sans se soucier de l'avenir.

Ils ne se rendent pas compte que, dehors, les Sirènes se rassemblent, un peu plus nombreuses chaque jour, dans l'attente de l'assaut final qui verra tomber la forteresse …”

Cette description n’est pas celle d’un roman dépictant une version particulièrement dark de Peter Pan, c’est celle du jeu de rôle Libreté créé par Vivien Féasson. Ce jeu est prévu pour 3 à 6 joueurs ( dont un meneur de jeu ), pour une dizaine de séances. Je l’ai découvert il y a quelques années et y ai rejoué récemment, en joueur puis en meneur, et c’est pour moi l’une des meilleures expériences en matière de jeu de rôle. Elle mélange un monde d'enfants et un peu de post-apocalyptique si bien qu’on finit par oublier que ces deux univers sont radicalement opposés.

Mais peut-être que vous n’êtes pas familier de tous ces termes, comme “jeu de rôle”, alors avant de commencer, quelques petites explications.





Jeux de rôles ?


Parmi les plus connus, on compte Dungeons & Dragons, L’Appel de Cthulhu, ou Shadowrun. Les jeux de rôles ( JdR) sont tous les jeux qui impliquent que les joueurs prennent un rôle et le jouent dans un contexte fictif, par diverses prises de décisions. Ils peuvent être sous forme de jeu vidéo, de discussion simple, mais ce à quoi on renvoie généralement, ce sont les jeux de rôles sur table.Ils sont joués autour d’une table pour leur permettre de vivre tous ensemble une aventure. Ils se basent sur des règles (que l’on retrouve dans le manuel de jeu), sur l’imagination de chacun et sur le dialogue qui se développe entre les joueurs.


Un des participants prend le poste de « meneur de jeu » ( MJ ) , c’est lui qui connaît le scénario et le fait jouer. Il décide de la situation de départ, de l’environnement, il se voit notamment attribuer la gestion des personnages secondaires dans l’histoire. Il doit également décrire les réactions de tout ce monde imaginaire aux actes des joueurs réels.


Ces derniers influent sur l’histoire grâce à leurs personnages respectifs, qu’ils créent en début de partie. Après avoir fixé leur origine, leur style, leur nom, leurs objectifs, ils déterminent les capacités de leur alter-ego : ce qu’il peut et ne peut pas faire, son histoire, etc …



Il existe de nombreux univers et systèmes dans le monde du jeu de rôle. L’univers, c’est le cadre de jeu, par exemple pour du médiéval-fantastique, le jeu se passe dans des temps médiévaux avec de la magie, pour le cyberpunk, le jeu se passe dans un futur où le cybernétique est banal, pour le contemporain, ça se passe dans un cadre de vie similaire au réel actuel, etc. Les systèmes sont la façon de résoudre les actions des joueurs, ce qu’on fait pour savoir si un joueur réussit une attaque par exemple. Généralement, on lance un dé et le résultat montre si on a réussi ou non, mais il faut toujours apporter des subtilités, les bonus et malus subis par les joueurs ( on réussit notre attaque plus facilement si on est un combattant entraîné qu’un type lambda ), et si on veut apporter de la nuance dans la réalisation de l’action ( j’ai réussi mon attaque, mais ça n’a pas été sans mal ).


Voilà pour les notions de base du JdR. Maintenant, on va s’intéresser à un en particulier : Libreté.









Le créateur


Vivien Féasson est un traducteur professionnel qui s’intéresse particulièrement à la traduction de fantasy ( comme Le Seigneur des Anneaux ). C’est aussi un rôliste passionné depuis des années, qui a commencé à jouer en club, puis qui s’est mis à écrire ses propres jeux. Le premier JdR qu’il publie est Les Errants d’Ukiyo, qui se passe dans le Japon des années 1870. Vivien gagne en notoriété en traduisant différents livres et écrivant des articles, puis il auto-édite et publie Perdus sous la pluie en 2014.



C’est la première étape de tout un univers qu’il appelle le “Rainyverse”, et la majorité de ses livres par la suite s’inscrit dedans, avec des inspirations aussi diverses que le jeu vidéo Rain, les BDs Seul(s) ou Sa Majesté des Mouches. C’est ici qu’il met en place son monde cauchemardesque où les enfants s’égarent et où les Sirènes prospèrent. Le format est très court, mais plait énormément, Vivien décide donc de continuer dans cet univers et lance sur la plateforme Ulule un financement participatif pour Libreté en 2016. Une réussite, et en mars 2017, le livre peut finalement être publié. Un grand succès ( dans le monde du JdR français surtout ), si bien que le créateur continue encore à développer cet univers aujourd’hui, avec De Bile et d’Acier en 2019 ou Explorateurs de Bruines en 2021.


Un univers mystérieux et libre




Comme vous avez pu le lire au début de l’article, l’univers mis en place est très sombre et implique des enfants perdus et terrifiés dans un monde où l’espoir n’existe plus. Mais l’univers de Libreté est bien plus complexe que ça.

Vivien Féasson se présente comme un survivant de ce monde, qui expose l’histoire qu’il a vécu en hommage à ses amis perdus. Ce côté narratif rajoute du mystère autour de Libreté : même celui qui nous raconte l’histoire ne sait pas tout de ce qui s'y passe, il n’a que des théories sur ce monde.


Tout d’abord, le contexte est en très grande partie construit par les joueurs, le meneur doit s’adapter. En effet, à la première séance, en plus de créer leurs personnages, les joueurs participent à créer Libreté, la forteresse où les enfants perdus se rassemblent. En tant que MJ, on sait juste que c’est un grand bâtiment où environ une centaine d’enfants sont logés. Mais la nature exacte de l’endroit est entre les mains des joueurs, ils décident si c’est un hôpital, un centre commercial, un hôtel, …

Il en va de même pour les ressources disponibles et indisponibles, les “gangs” de Libreté, le système politique mis en place, les tensions entre groupes, les légendes qui circulent. Cette particularité rend certes la tâche encore plus ardue pour le MJ, mais elle participe surtout à rendre chaque partie unique.

Mais il y a quand même une racine commune dans le jeu : les Terres Humides, le monde en dehors du refuge qu’est Libreté, où la pluie incessante donne naissance aux Sirènes de l’Averse, qui inventent toujours de nouveaux subterfuges pour piéger plus d’enfants.

Dans ces Terres, la Ville est un reflet tordu du monde des adultes, où les jardins, les murs, sont similaires à ceux du “monde réel”, mais il n’y a jamais aucun bruit, à part la pluie incessante et les hurlements de Sirène. Une ville fantôme.


Les Sirènes naissent des flaques et sont des monstres informes et plutôt lâches, elles préfèrent isoler les enfants avant de les attaquer. Au fil des pluies, elles inventent de nouvelles ruses pour y réussir, comme imiter la voix de nos proches, attiser nos peurs, …


C’est ce contexte que les joueurs doivent garder en tête. Mais en pratique, ils resteront la majorité du temps dans cet endroit sûr qu’est Libreté, et le scénario principal repose surtout sur les querelles entre les enfants à l’intérieur. Cet aspect rend le jeu plus proche de nous que la majorité des JdR : repousser une brute peut être l’exploit de plusieurs heures de jeu, et bien que les Terres Humides soient la plus grande menace, les affaires personnelles et les relations à l’intérieur de Libreté sont les préoccupations principales de tous les enfants.


Un système de jeu “motorisé par l’Apocalypse”


Le système de jeu participe aussi pleinement à l’ambiance du jeu. Les enfants ont des actions communes, appelées “enfantillages”, comme agresser, faire gaffe, jouer les casse-cous, … , qui se résolvent selon le système “Powered by the Apocalypse” mis en place pour la première fois dans Apocalypse World de Meguey et Vincent Baker.


Par exemple, quand un joueur veut convaincre un de ses camarades, il lance deux dés, ajoute +1 ou -1 s’il est en situation d’avantage ou de faiblesse, et plus la somme est élevée, plus l’action est réussie. Une somme en dessous de 8 veut dire qu’on a échoué, et au-dessus on a réussi. Vivien Féasson a un peu modifié le système en ajoutant le principe de "réussite excessive” : si on fait 11 ou plus, on a réussi mais on n’a pas réfléchi aux conséquences de ce qu’on a fait. Par exemple, on a réussi à convaincre notre ami de ne pas douter de notre action, mais dans notre élan on lui a promis quelque chose qu’on aurait pas dû. Cette addition se marie particulièrement bien avec la deuxième nouveauté proposée par le jeu : la bile noire.


Dans le monde de Libreté, les enfants, bien qu’ils doivent survivre par tous les moyens, souffrent d’un mal-être permanent dû au monde dans lequel ils se trouvent et l’absence de parents pour les réconforter. Ce mal-être est symbolisé par la bile noire : chaque fois qu’un personnage se sent mal, humilié, il peut prendre 1 à 3 jetons de bile noire, en fonction du malheur que lui cause sa situation. Cette bile exprime la rage intériorisée de l’enfant, et il peut la défausser via ses actions.

Quand un enfant agit, il peut défausser jusqu’à 3 jetons de bile noire, chacun lui apportant un bonus de +1. Il défoule ainsi sa rage, mais risque de faire une réussite excessive car il n’a pas réfléchi à ce qu’il faisait. De même, accumuler sa bile noire n’est pas une bonne idée, on risque de craquer et de se voir forcer à faire une action complètement irrationnelle à cause de toutes les émotions que l’on refoule. Pour se débarrasser de cette bile toxique, il faut se confier, accepter que l’on soit vulnérable devant quelqu’un d’autre, et même dans ce cas-là ce n’est pas sans danger.

Ce système de bile noire est une parfaite addition à l’ambiance du jeu et symbolise bien les émotions des enfants, en laissant une très grande liberté aux joueurs de choisir comment telle scène ou tel propos fait réagir son personnage intérieurement, et modélise l’état mental des personnages bien mieux et bien plus en accord avec l’univers du jeu que n’importe quel autre JdR auquel j’ai pu jouer.


Bien que j’ai joué plusieurs parties et animé certaines, le monde de Libreté garde encore beaucoup de mystères pour moi. Si certaines questions sont répondues dans les livres, l’auteur admet que certaines resteront sans réponses. L’auteur se présente comme un survivant de Libreté, qui en a échappé et qui veut le raconter. Mais il ne veut pas enfermer son univers dans un cadre trop fixe pour laisser de la place à l’imagination. C’est pourquoi il a laissé à chacun la liberté de créer leur propre histoire dans les Terres Humides. Libreté est l’une des meilleures expériences de jeu de rôle et, bien que je doute que ce soit le meilleur pour découvrir le monde du JdR ( l’autonomie laissée aux joueurs est déjà compliquée à gérer en tant que MJ, alors si en plus on essaye avec des joueurs débutants… ), j’espère que cet article vous a montré, si vous ne le saviez pas déjà, que le jeu de rôle est un monde avec des univers passionnants et vous donnera, espérons-le, envie de vous lancer dedans !



Liens:

Libreté – L'Averse Le site de Vivien Féasson


Interview – Libreté par Vivien Féasson – Rôliste TV Une interview de 2016, quand Libreté était en financement participatif.


Powered by the Apocalypse - Wikipedia Plus d’infos sur le système “ motorisé par l’Apocalypse ”


Libreté - Ulule Le projet quand il était encore en financement participatif, où Vivien Féasson explique plus en détail le système d’enfantillage et de bile noire


Sources Images :


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