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  • Emmy T-G.

TNJH Chapitre 3): Andrzej

Penché sur le clavier du grand piano à queue qui dormait à l’abri en attendant de retrouver la lumière dans l’ombre de l’orchestre lors d’une représentation des brillants élèves de l’opéra, Andrzej laissa échapper sa peine.


La morosité l’avait frappé soudainement alors qu’il s’occupait à ranger une des étagères de son sous-sol des archives, perdant tout émerveillement pour la partition qu’il avait la chance de manipuler. Replongé en enfance, il avait d’abord été si content de revoir les notes danser sur la partition joyeuse, sentant de nouveau le regard doux et protecteur de sa mère sur lui. Malheureusement, ce souvenir n’avait pas duré, quand la douceur avait été remplacée par la froideur de son regard vide, après que son cœur ait été emporté par le chagrin d’avoir perdu son âme-sœur. Il avait vu le désespoir ce jour-là, d’être lié à quelqu’un.


Être lié à une personne inconnue maintenant l’angoissait plus que tout, que n’importe quelle phobie ou peur irraisonnée qu’un individu aurait au sujet des araignées ou de l’océan. Il ne voulait pas ressentir ce lien qui le terrorisait.


Depuis ce jour, il avait surtout arrêté d’admirer la relation fusionnelle de ses parents, découvrant l’horreur que celle-ci cachait. Il ne passait plus son temps à se demander à quoi ressemblait cette personne qui lui était destinée, s’il la rencontrerait un jour, si elle aimait aussi le piano et les gâteaux au chocolat. Enfermé sur lui-même, il s’était interdit de vivre, échangeant seulement avec son piano droit, seul élément qu’il avait pu conserver de sa petite vie à Oświęcim en montant à Cracovie. Peut-être que tout aurait été différent si son frère n’avait pas lui aussi disparu de sa vie, le laissant pleurer seul dans le noir. Et puis comme les piles usées de la petite veilleuse en forme de lion, l’espoir avait fini par s’éteindre.


Une fausse note affreuse résonna dans la pièce. Surpris dans cette pièce où il n’était pas censé être, le jeune homme se retourna brusquement, découvrant le doyen du conservatoire de musique sur le pas de la porte.


“- Continue Andrzej, continue…”


Aussi rapidement qu’il était apparu, l’étrange personnage disparu, refermant silencieusement la porte après avoir remonté ses petites lunettes carrées sur son nez et frotté son épaisse moustache blanche. Il semblait passer plus de temps à l’opéra où il avait ses entrées en coulisses qu’au conservatoire de musique, avec ses élèves brillants, et étrangement, ses visites s’étaient intensifiées quand il avait croisé par hasard la route du jeune étranger qui s’était laissé emporté une fois de plus par la mélodie de ses doigts dansants sur les touches noires et blanches.


Dérangé par cette apparition soudaine, le noiraud jeta un regard à sa montre, et réalisa qu’il était temps de quitter un de ses plus fidèles compagnons. Une moue attristée sur le visage, il salua le majestueux piano à queue en refermant le couvercle qui protégeait le clavier avant de se lever et de quitter la pièce.

Il devait retourner s’enfermer dans ses archives, caché dans les dédales de souterrains du conservatoire, ce qui ne le déplaisait pas vraiment.


Dans ces longues allées il ne voyait personne, de toute façon personne ne voulait le voir, pas même son supérieur, qui se fichait pas mal de lui, tant qu’il y avait de l’ordre dans les papiers sauvés des derniers dégâts des eaux dans le bâtiment ancien.


De retour dans son terrier - comme l’appelait Joe - il se remit au travail là où il avait tout laissé en plan, retrouvant les partitions étalées sur le petit chariot, et son portable, abandonné là. Il le laissa là, reprenant sa tâche avec soin, se moquant bien de son portable, de toute façon on ne captait pas ici, le bâtiment imposant était vétuste, et hormis lui, les employés du services d’entretien et quelques techniciens de temps à autres, personne ne venait faire un tour dans ces couloirs.


*


Il était quatorze heures passées quand il sentit son avant bras chauffer, comme une légère brûlure. Détestant cette sensation, il soupira, avant de remonter sa manche en grinçant des dents, tout de même poussé par la curiosité de voir quel dessin son âme-sœur faisait sur sa peau. Il était obligé de reconnaître que celle-ci avait un bon coup de crayon, et une fâcheuse tendance à marquer indélébilement son corps par des tatouages. Heureusement pour Andrzej, si les marques à l’encre noire restaient à jamais sur la peau de l’autre, lui ne les gardait que quelques jours au plus.


Il regretta bien vite de s’être détourné de sa lecture d’un magnifique ouvrage du XIX -ème siècle quand il vit des chiffres se tracer à l’encre noire sur sa peau, avant de disparaître deux petites secondes après. Encore un numéro de téléphone.


Tout ce qu’il savait de son alter-ego, c’était qu’il n’était ni français, ni polonais, vu les numéros qu’il récoltait, et que c’était un bon fêtard, vu qu’il en récoltait à la pelle. Et c’était déjà bien trop.


Lèvres pincées, il reprit avec soin l’ouvrage délicat laissé ouvert sur l’étagère, reprenant avec une soif de connaissance la lecture du souvenir d’un ballet joué à l’Opéra, une représentation grandiose d’une compagnie de ballet russe, dont la précision et la délicatesse des danseurs avait ému l’homme qui, trente années plus tard, se souvenait encore de l’émotion ressentie devant le magnifique tableau lorsqu’il écrivait ses mémoires. Malheureusement, le livre était tombé dans l’oubli, sauf aujourd’hui, où il était littéralement tombé entre les mains d’Andrzej, qui, maladroit, avait failli renverser l’étage le plus haut de la colonne en se retrouvant face à face avec une araignée qui l’avait surpris. Le petit arthropode inoffensif chassé, il était redescendu de son escabeau - avant de provoquer une nouvelle catastrophe - et avait ouvert l’ouvrage délicat, non sans avoir chassé avec une admiration non feinte la poussière qui avait abîmé l’ouvrage, sali sa couverture de cuir et jauni ses pages.


*


Quelques heures plus tard, il quitta les souterrains, sa merveille du jour rangée soigneusement dans son sac. Juste pour le plaisir des yeux, il passa par le magnifique hall qu’il savait désert à cette heure-ci. L’architecture valait largement le détour, à chaque fois il s'émerveillait devant les dorures raffinées et la richesse des détails, descendant lentement les marches du double escalier avant de se diriger vers la petite porte de service. Rien n’avait changé en une journée, il était toujours aussi réticent à se mêler à la foule, redoutant chaque matin et chaque soir de se faufiler dans le flot de touristes venus photographier le bâtiment majestueux.


Il détestait traverser la place, marcher jusqu’à la station de métro, puis s’engouffrer de nouveau dans les entrailles de Paris en même temps que des milliers de personnes. Sans répit possible, il affrontait ses angoisses matin et soir pour quelques stations, un changement de ligne, puis encore deux arrêts, avant de s’enfuir de la rame et de grimper les marches menant à l’extérieur. Vitesse et précipitation se confondaient, mais l’habitude et l’agilité se mêlaient, et il ne frôlait ni ne touchait jamais personne, s’enfuyant comme un voleur à travers les autres voyageurs.


Plusieurs fois des contrôleurs l’avaient arrêté, trouvant suspect qu’il file aussi vite, sa capuche rabattue sur la tête et ses écouteurs enfoncés sur les oreilles. Et à chaque fois ça avait mal tourné. Il paniquait, on lui demandait ses papiers, on lui faisait remarquer qu’il avait pas vraiment une tête de polonais avec sa peau mate et ses cheveux noirs, et il était au bord de la crise de panique. Bref, c’était un contrôle de routine agrémenté d’un soupçon évident de racisme, mais c’était quasiment un drame pour Andrzej.


Les seuls endroits où il se sentait en sécurité étaient ses couloirs d’archives et l’appartement de Joe, un cocon au cœur de la capitale où pourtant tout était si éloigné de son agitation continue. La cuisine était assez petite, mais suffisante pour un jeune couple n’y passant pas trop de temps. Le salon lui, était plutôt grand, avec une jolie vue sur un bout de Tour Eiffel au-dessus des toits d’ardoise. Le soir, la lumière du soleil couchant baignait l’espace d’une lumière délicate, qui très souvent - il fallait l’avouer - venait caresser les courbes des deux amants enlacés sur le canapé.


Au dernier étage de l’immeuble, il n’y avait personne pour venir les déranger, surplombant la capitale, ils vivaient leur vie tranquillement, l’une loin des appareils photos indiscrets, et l’autre tout simplement à l’abri de tout. Ici, ils vivaient leur vie depuis plus de quatre ans, après une rencontre inattendue sur le parvis de la gare du nord. Tout juste arrivé de Varsovie après un long voyage en train, le jeune homme s’était retrouvé perdu au milieu du flot continu de voyageurs dans l’une des six grandes gares parisiennes. Son rêve était là, à portée de bras, mais la désillusion était grande. En tout et pour tout, il n’avait qu’une malle de voyage avec toutes ses affaires et un papier avec une adresse dessus.


Il lui fallait un miracle pour vivre à Paris, dans cette ville extrêmement chère qui paraissait d’un coup beaucoup moins accueillante après s’être fait huer par des voyageurs en retard et mécontents. Puis après un certain temps passé planté là, à regarder les environs nouveaux d’une ville qu’il ne connaissait qu’en photo, il s’était assis sur les marches, avec son bagage à côté et ses rêves échoués. Malheureusement, avec la location de son petit appartement dans la capitale polonaise, il ne pouvait pas sauter dans un train et rentrer chez lui. Alors il s’était assit, dépité.


Hors, pour une fois la chance lui avait souri. Et Josepha était arrivée, lui demandant des renseignements sur les taxis. Bien sûr, lui était trop perdu et déprimé pour lui fournir une réponse correcte, et au bout de quelques phrases d'un mélange de français et d'anglais, la réponse était tombée. Si lui ne savait même pas où aller, il ne pourrait franchement pas l'aider à s'orienter dans Paris pour retrouver son appartement.


Là, le flash d'un appareil photo les avait surpris, mais heureusement le noiraud ne l'avait pas remarqué, au contraire de la jeune fille qui, sans trop se poser de questions, l'avait entraîné à sa suite dans son taxi.


Pour une fois où Andrzej s'autorisait une folie dans sa routine angoissée, il s'y était lancé les deux pieds dedans, s'étonnant lui-même d'accepter la colocation proposée par la jeune fille.


Josepha le lui avait avoué peu après que les choses se soient pimentées entre eux et qu'ils soient amants et non plus amis, mais si elle l'avait abordé lui, et pas quelqu’un d’autre sur le parvis de cette gare occupée par autant de voyageurs que de pigeons, c'était parce qu'il avait ce truc.


Un petit truc, un charme fou, bien qu'il ne veuille pas le reconnaître, avec ses yeux dorés et ses mèches noires, un jean noir, une veste en tweed usée mais qui ne lui donnait pas un air débraillé, couplée avec un sweat noir à col rond.

Plus haut sur les marchés, elle avait vu ce mec, paumé comme un lapin pris dans les phares d'une voiture, et si au début elle s'était amusée de son air apeuré, elle était tombée sous son charme.


Prenant son courage à deux mains, elle était descendue, huit marches, peut-être neuf, pour l'aborder, jouant l'américaine en détresse malgré la file de taxis qui attendait plus loin. Et puis de fil en aiguille, ils étaient devenus compagnons d'infortune, colocs, amis, puis amants. Le tout, dans cet appartement, qui n'avait qu'une seule chambre, et un petit bureau, agrémenté d'un canapé-lit tout juste confortable, en plus d’un salon tout à fait respectable, une salle de bain et une cuisine.


Le lit était bien mieux pour les amants, tout comme le canapé, où Andrzej dévorait avec passion le manuscrit déniché plus tôt dans ses archives. Archives qui, soit dit en passant, étaient plutôt un amas de merveilles dont on ne savait pas quoi faire à part les mettre dans des boîtes. Mais si ces bibelots seulement aimés des amateurs d'art prenaient de la place dans les souterrains, ils prenaient surtout de la poussière.


En tournant une page, le jeune homme éternua une nouvelle fois, éloignant le livre épais de lui le temps de se remettre. Avec le temps les pages avaient gonflé, gondolant la couverture, et la dernière personne à l'avoir touché avant le noiraud qui l'avait sauvé de l'oubli, devait probablement être un idiot ou un ignorant, pour avoir laissé le livre debout, les pages baillantes à être directement marquées par le temps. De ce fait, certains feuillets étaient plus endommagés, l'encre de l'époque s'effaçant et les pages jaunissant, sans parler des illustrations, des aquarelles magnifiques, qui avaient terni avec le temps. C’était dommage de laisser une si belle œuvre à la merci du temps, songeait-il en tournant les pages de papier fragile.


C’est comme ça que Josepha le trouva, captivé par sa lecture, tellement plongé dans le récit qu’il n’avait pas entendu la jeune femme arriver, claquer la porte et lancer un “je suis rentrée !” d’un air enjoué. Ravie d’être enfin chez elle après une journée chargée à être demandée dans tous les coins de Paris, elle rentrait tout juste avant huit heures du soir, ayant sauté dans une rame de métro encore pleine de monde pour retrouver le chemin de son appartement douillet.


Mais pas le moins du monde étonnée de cette absence de réponse, elle libéra ses longs cheveux après s’être débarrassée de son manteau, puis fit un crochet par la cuisine pour se laver les mains et trouver de quoi grignoter. Son petit creux comblé à renforts de gâteaux secs, elle rejoignit enfin son rêveur de petit ami qui, trop absorbé par la délicatesse de l’écriture à la plume, n’avait toujours pas remarqué sa présence. Postée devant l’accoudoir du canapé, Josepha prit le temps d’observer le pli concentré qui barrait les sourcils du noiraud, bougeant à peine au fil de la lecture tandis que dans son regard doré, les émotions transparaissaient.


“- Qu’est-ce que tu as trouvé encore dans ta caverne ? s’amusa-t-elle en le surprenant dans sa lecture.”


Sans un mot, il leva son livre pour montrer la couverture à sa petite-amie, avant de replonger dans sa lecture, captivé par la fine écriture qui s’alignait parfaitement sur les pages délicates. Sans nul doute, il ne bougerait pas de là tant qu’il n’aurait pas épuisé les merveilles de l’ouvrage.


La jeune femme se détourna, quittant le salon pour aller chercher de quoi s’occuper. Elle comblerait le silence de son côté, habituée à ces absences depuis le temps. Certes, c’était parfois pesant, mais ça ne durait pas longtemps. Enfin, tout dépendait de la taille du bouquin déniché… En récupérant son livre du moment sur sa table de chevet, son regard se posa sur la pile de livres qui fluctuait au gré de la semaine, jamais trop haute, mais jamais épuisée. Et surtout, les ouvrages changeaient souvent, très souvent, si bien qu’elle avait fini par laisser tomber. Pour elle qui détestait lire, elle était tombée sur un vrai rat de bibliothèque. Mais bon, si l’on omettait le fait qu’elle ne jurait que par les films et séries et que lui tenait en horreur l’industrie du cinéma, ça se passait plutôt bien.


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