TNJH Chapitre 5): Andrzej
“- Ça va mieux ? demanda doucement Josepha en s’asseyant sur le bord du matelas.”
Malade depuis la veille, Andrzej secoua simplement la tête avant de replonger sous la couette. Si hier il avait la nausée et l’impression que tout lui échappait, ce matin il avait l’impression que les travaux de l'appartement du troisième se faisaient dans la pièce d’à côté. Son oreille droite sifflait douloureusement, et l’acouphène n’aidait en rien son mal de crâne, bien au contraire, il lui donnait envie de s’assommer à coups d’antalgiques et de rester roulé en boule sous les draps.
Une petite moue contrite pliant ses lèvres, Josepha caressa doucement sa joue, puis quitta la pièce en refermant doucement la porte derrière elle. Si ça ne passait pas, elle devrait le sortir à coups de pieds de sous la couette, songea-t-elle en souriant malgré elle. La maturité de son petit-ami l’étonnait toujours, il était très ouvert aux grands débats de société, mais ne disait jamais un mot de trop, comme si la vérité sortait toujours de sa bouche.
Mais parfois il agissait comme un enfant, défiant toute once de responsabilité pour enchaîner les nuits blanches. Alors d’un côté, ça n’étonnait pas vraiment Josepha qu’il finisse par se sentir mal. Ça devait bien finir par arriver, mais ça ne le raisonnera pas sur ce point. A la limite, ça lui permettrait de retrouver un rythme à peu près normal.
Cependant, quand il lui exposa ses symptômes après avoir émergé deux heures plus tard, la jeune femme changea de jugement, une idée folle florissant dans sa tête. Nausées et perte de l'équilibre hier, fatigue et courbatures ce matin, accompagnées de cette impression d’étau…
Cette hypothèse se valida en partie quand elle lui fit remarquer qu’il était dans le même état qu’une personne ayant trop forcé sur l’alcool la veille. Mais au lieu d’acquiescer, Andrzej lança un regard consterné à sa petite amie, lui faisant remarquer qu’il n’avait jamais eu l’occasion de boire à outrance et que ça ne l'intéressait pas.
“- Même pas une fois ? En soirée ? tenta la jeune femme en faisant glisser deux carrés de sucre dans la tasse de café fumante de son petit-ami.”
Elle connaissait déjà la réponse, mais juste pour le plaisir de le voir la regarder avec cet air innocent, elle avait posé la question. Josepha avait vu juste, apercevant cette petite moue candide cachée entre les bras croisés du noiraud.
Sans cacher son froncement de sourcils contrit, il releva la tête, défiant la blonde du regard avant qu’elle ne se détourne, incapable de retenir le sourire qui étirait ses lèvres. Se retenant de pouffer, elle posa ses deux mains sur la table, se penchant légèrement en avant pour ancrer son regard dans les pupilles du noiraud, avant de lui demander d’une voix qui trahissait complètement son amusement :
"- J'y crois pas, c’est ta première gueule de bois ? Et sans avoir picolé ?"
La blonde s’étouffa de rire à peine sa phrase terminée, augmentant le mal de crâne qui vrillait les tympans de son petit-ami. Effondré sur la table de la cuisine, il laissa échapper un gémissement plaintif en enfouissant de nouveau sa tête entre ses bras croisés, faisant redoubler l’hilarité de Josepha.
Franchement, si un jour on lui avait dit qu’il était possible de subir un lendemain de soirée difficile à la place de son âme-soeur, elle ne l'aurait jamais cru. Et pourtant… Le nombre de fois où elle s’était réveillée avec un mal de crâne intense et avait commencé la journée avec des amis dans le même état suffisait à comprendre de quoi souffrait le noiraud.
Avec un livre on ne pouvait pas finir aussi mal. Avec l’alcool oui. Et c’était plus qu’amusant d’apprendre que c’était son petit-ami qui subissait les conséquences de la cuite d’une autre personne. Rien que pour ça, elle pourrait trahir son compagnon et se lancer dans la recherche de son âme-sœur pour lui faire remarquer la chose. Avec un peu de chance ils pourraient faire toutes sortes d’expériences avec ce lien… Josepha chassa cette pensée, passant simplement sa main dans les cheveux épais du noiraud en lui assurant que ça passerait bientôt. Ou du moins, que ça ne durerait pas trop...
Sans cacher son amusement, la jeune femme s’éloigna de la table pour sortir une boîte d’antalgiques d’un tiroir de la cuisine, puis tirer un verre d’un autre placard, avant de présenter le tout à son petit-ami qui marmonna quelques mots en se redressant.
“- Bon courage !”
La réponse lui sembla être une série de jurons polonais, mais elle ne s’en figura pas, trop occupée à rire du ridicule de la situation. Incapable de s’en empêcher, elle attrapa son portable qui attendait sur la table du salon, et après un dernier regard à Andrzej qui fixait la boîte jaune et rouge avec un désespoir certain, elle envoya un message à Caroline. Elle qui se moquait gentiment de ce côté si sage du noiraud, elle serait ravie d’apprendre de quoi il souffrait.
La preuve, dès que midi sonna, elle s’enfuit de son bureau et vint retrouver les amants, ayant trop envie de voir ça de ses propres yeux. Sans surprise, elle éclata de rire à son tour, assurant que c’était du jamais vu.
“- T’imagines si t’es le premier ?
- Je ne veux même pas y penser, soupira-t-il en s’enfonçant un peu plus entre les coussins du canapé. Tout ce que je veux c’est vivre en paix, sans avoir à subir les conneries de quelqu’un d’autre ! Je suis sûr que c’est un imbécile profond, en plus d’être maladroit comme un girafon qui vient de naître. Il passe sa vie à se cogner ou à se battre, et ça fait un mal de chien ! Pourquoi c’est pas Liam qui a attrapé ce truc ? Il est écœurant avec Louis…
- Arrête, j’aimerai tellement avoir ce lien avec mon âme-sœur. Désolé Andy, mais c’est le rêve quoi !
- Pas vraiment… marmonna-t-il en se renfrognant. Si je pouvais te le donner, je te l’aurais déjà offert pour Noël !
- Oh mon dieu, mais ouais, grave !”
Pour seule réponse, Andrzej étouffa son cri de frustration dans un coussin du canapé avant de soupirer dramatiquement. Evidemment qu’elle voudrait ça ! Et si en plus son âme-sœur se révélait être sa lubie du moment, soit un chanteur américain ayant complètement détrôné un acteur aux abdos d’acier et à la mâchoire parfaite, ça ne pouvait qu’être fantastique. Mais pour l’instant elle en était loin, très loin même, si bien qu’elle désespérait de n’avoir aucun signe. Pas de dessins furtifs sur sa peau, pas de petite voix, pas de vision furtive, pas même un déjà vu ou un nom tournant en boucle dans sa tête. rien. A croire qu’on avait oublié de la mettre sur la liste d’attribution.
Devant gérer les deux extrêmes, Josepha l’avait raisonnée en lui faisant remarquer qu’elle ne rencontrerait peut-être jamais sa moitié. Un peu comme elle et toutes les femmes de sa famille, semblant frappées d’une étrange malédiction, celle de ne pas avoir trouvé son âme-sœur. Et comme on dit si bien, jamais deux sans trois, elle s’en fichait pas mal.
Et puis la discussion dériva, repassant sur la “gueule de bois en Wi-Fi” d’Andrzej, avant de partir sur les lamas - pourquoi ? - et effleurer le frère du noiraud puisque la conversation était désormais centrée sur le Mexique et ses plats typiques.
“- Tu crois qu’il pourrait nous faire un truc ? Ou Louis même, faut en profiter, c’est pas toi qui va nous faire un festin, termina Caroline en se moquant gentiment de “l’anti-talent culinaire” de son ami.
- Tu disais pas ça la dernière fois…
- D’ailleurs Liam veut te voir, ça fait déjà trois semaines que tu le fuis, ajouta Josepha en voyant son petit-ami soupirer. Arrête de te défausser.
- Pourquoi je dois le voir ? Je l’ai vu il y a moins de deux mois. Qu’il retourne en Angleterre, il a l’air si bien là-bas, loin de son petit frère. Je ne veux pas de sa pitié.
- Andrzej, tu ne peux pas le fuir indéfiniment. Il essaye de se rattraper, c’est compliqué pour lui aussi. Et combien de fois t’as-t-il dit qu’il regrettait d’être parti sans garder contact ? Beaucoup ! Je comprends que ce soit difficile, mais accepte ses efforts. C’est la seule famille qu’il te reste, et c’est important.”
Peut-être qu’elle avait parlé pour elle, mais à ses yeux c’était si important… Depuis combien de temps n’avait-elle pas vu ses parents ? Sa sœur ? Et même son chien ? Soudainement bien moins encline à raisonner la tête de mule qui lui servait d’amant, elle se laissa glisser sur le canapé en soupirant discrètement, plongée dans une petite bulle de nostalgie.
A côté, le noiraud ne cessait de peser le pour et le contre, finissant finalement par trancher, en partie motivé par le sourire chaud que lui envoya la blonde quand il lui fit part de sa décision. Et à peine le message envoyé, il obtint une réponse. Ce soir, dix-huit heures. Et l’adresse suivit. Liam devait probablement attendre un signe de vie depuis trois semaines, directement venu de son frère plutôt que de sa petite-amie.
*
Mal à l’aise, Andrzej jeta un regard désespéré à sa montre, comme si cela pouvait miraculeusement tout changer. Mais non, l’aiguille à son poignet ne faisait rien contre le retard évident de son interlocuteur. S’il avait su, il serait resté chez lui.
Renfrogné, il enfonça ses mains dans les poches de son bombers noir, cultivant sa mauvaise volonté en restant tout de même planté au lieu de rendez-vous.
Oh oui, il avait mille excuses pour partir, pour fuir, pour se casser et rentrer s’abriter derrière un bon livre. Mais le temps de les formuler et de les ruminer, il fut abordé par son double rayonnant. D'ailleurs, pour leur différence frappante, on les avait déjà comparés avec les astres, Andrzej étant la Lune, froide, introvertie, préférant l’ombre, et Liam s’assimilant au Soleil, chaleureux, extraverti, et mettant tout le monde de bonne humeur.
Face à son frère, Andrzej se contenta de soupirer discrètement et de le saluer, lui, mais aussi son petit-ami qui râlait encore. Le plus grand du trio calma sa moitié d’un baiser, puis se tourna vers son cadet, lui faisant un grand sourire en se retenant de le prendre dans ses bras pour une accolade. Vu le regard noir qu’il lui adressait, c’était très probablement une mauvaise idée. La première fois il s’était indigné, mais s’était calmé en se rappelant qu’ils ne s’étaient pas vu depuis plus de dix ans.
Bien sûr, sans s’excuser de son retard, Liam engagea la discussion, entraînant frère et amant vers un petit café banalement nommé “café du square”, dont la terrasse ne donnait même pas sur le square de la rue. Arrivé à une table, il s’assit, proposant la place face à lui à son frère qui s’y glissa sans un mot, tandis que Louis resta debout, signalant que pour lui c’était la fin de ce tout petit bout de chemin ensemble.
“- Lottie me harcèle, souffla simplement le brun avant d’embrasser son petit-ami. J’y vais.
- Dis-moi quand tu es arrivé, répondit simplement le noiraud.
- Tu as peur pour moi ? Trop d’amour…
- Vas t'en avant que je ne te pousse moi-même sous une voiture.”
Le rire bruyant de Louis s’éleva dans la rue, accompagné de son majeur dressé à l’intention de son petit-ami. Liam secoua la tête, puis se retourna, rompant le contact avec le brun qui disparaissait dans la foule pour aller prendre le métro et gagner son restaurant où son maître d'hôtel en panique l’attendait.
“- Alors, quoi de neuf ? demanda-t-il en espérant tenir une conversation normale.”
En général il ne tirait que quelques banalités de ces échanges avec son petit-frère, et à chaque fois, il redoublait d’efforts pour le sortir de son mutisme. Il avait tout tenté, différents sujets, différents endroits, différents horaires, mais à chaque fois il se retrouvait face à un mur. Lèvres pincées, il commença à maltraiter une serviette en papier, attendant une réponse qui ne venait visiblement pas, comme s’il s’était assis face à un inconnu.
En soi, il connaissait tellement peu son frère que c’en était un, leurs années loin l’un de l’autre avaient tout effacé du petit garçon à l’air réservé, qui riait à toutes les blagues de son aîné. Liam soupira, se retenant de dresser une liste complète de ce qui avait changé chez son frère. Tout ? Oui, ça semblait assez bien résumer cela. Et son silence n’aidait pas, comme le fait qu’ils soient obligés de converser dans leur langue maternelle, ce qui ne faisait que retourner le couteau dans la plaie.
“- J’ai eu ma première gueule de bois, fini par lâcher Andrzej, sans avoir bu. J’en ai marre de ce lien stupide, mais ça ne change rien. Et toi ?
- Se taper la gueule de bois d’un autre ? C’est… bizarre... C’est possible ?
- Oui, soupira sombrement le plus jeune. Et il ne se gêne pas pour se dessiner sur le corps, en plus de se cogner tout le temps. Merci celui qui m’a collé un junkie…
- Il a des tatouages ?
- Et en plus il passe son temps à gribouiller des choses sur son bras gauche, c’est devenu son pense-bête !
- Attends.. il ? C’est un ? Pas une ?
- Il ! Il a tout le temps quelque chose d’écrit sur son bras ! Et parfois c’est des dessins des, des… une fois c’était des pénis avec des jambes ! J’imagine mal une femme avoir ce genre de choses sur le corps ! Et je ne veux pas être lié à une personne pareille ! Je ne peux pas, je ne veux pas, c’est forcément quelqu'un de mauvais…
- Hey, hey, c’est ok, c’est bon. Tu n’es pas obligé de ne penser qu’à lui… Déjà tu n’es pas prêt de le rencontrer s’il parle anglais, tempéra Liam. Et ce n’est pas grave, tu ne dois pas forcément être complètement rattaché à lui. Avec Louis ça s’est fait comme ça, mais c’est franchement pas flagrant. Et même si ton lien est plus fort, tu as encore le temps de voir venir. Regarde maman, elle avait déjà quarante et un ans quand elle l’a rencontré…
- Mais elle ça ne lui a apporté que des problèmes, souffla Andrzej en baissant les yeux.
- Ça ne se passera pas de la même manière. Je te promets d’être là quand tu rencontreras ton âme-sœur.
- Tu m’as déjà abandonné… ne promet pas des choses que tu ne peux pas tenir.
- Cette fois-ci je n’ai plus rien qui me retiens. J’ai un job stable, j’ai de l’argent, et je suis libre. Je te l’ai déjà dit, mais si j’avais su que tu allais rester là-bas et qu’on ne se reverrait pas “à la fin du semestre”, je ne serais jamais parti. Oui c’est une chance que j’ai eu de quitter notre trou, mais sans toi c’était nul.
- Pourquoi tu n’es pas rentré alors ?
- J’avais douze ans…
- Et moi dix ! Ça ne change rien au fait que tu m’as abandonné. C’est comme ça que je l’ai vécu, excuses ou pas excuses ! D’ailleurs tu peux remercier Josepha, sans elle je ne serais pas venu, aujourd’hui, ni aucun autre jour.
- S’il te plaît Andrzej, ne pars pas tout de suite…”
Déjà debout, prêt à filer, le noiraud toisa son frère du regard. C’était tentant de s’enfuir une fois de plus et de repousser ses problèmes, mais pour une fois le regard clair de son aîné fut convainquant. Certes, ils n’avaient pas ce même éclat angélique que les prunelles dorées d’Andrzej, mais son sourire charmeur suffisait à le faire parvenir à ses fins. Du moins, quand ce n’était pas un jeune homme de vingt quatre ans qui ressassait envers lui une rancœur particulièrement amère.
“- Pourquoi je resterai ?
- Parce que ça te fait du bien de sortir de ton trou de souris, que Jo’ m’a expressément demandé de te faire prendre l’air, et parce que j’ai envie de profiter un peu de toi tant que je le peux. Non, je me suis fait virer de chez moi par Louis, finit par capituler Liam sous le regard insistant de son cadet. Sa sœur fête ses dix-huit ans, et elle squatte l’appart.
- Oh, super. Tu lui souhaitera un joyeux anniversaire de ma part.”
Sa phrase lâchée froidement, Andrzej tourna les talons et quitta la terrasse, ignorant le soupir blasé de son frère. Si l’un d’eux avait espéré qu’aujourd’hui soit différent de leur autres rencontres, il se trompait. Une fois de plus le cadet quittait la discussion qui était retombée sur ce même disque lassant.
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