TNJH Chapitre 7): Jude
“- T’as une gueule de déterré.”
Voilà comment Charlie salua son frère en débarquant chez lui en fin de journée, son sac à dos rempli d’un tas de paperasse à passer en revue avec Jude, qui n’avait visiblement pas l’air très bien. Non, il avait plutôt l’air de quelqu’un se tapant la tête contre les murs, et c’était d’ailleurs exactement ce qu’il était en train de faire. Malheureusement, de l’autre côté ça semblait trop saoul pour se soucier de la douleur. Même l’entaille vive au cutter n’y avait rien fait. Et comme le brun était vraiment douillet, il était arrivé au bout des solutions envisageables pour faire taire la voix qui résonnait comme une casserole dans ses oreilles. Jiminy Criquet était visiblement en train de se noyer dans l’alcool, et ivre, il avait apparemment tendance à pousser la chansonnette.
“- C’est de bonne guerre, s’amusa Charlie en investissant la table du salon. Tu devrais lui chanter de la fermer, il devrait t’entendre.
- J’ai déjà essayé. J’ai tout essayé.”
Horrifiée, la jeune femme perdit son sourire en voyant la marque encore fraîche sur l’avant-bras de son frère. La coupure était relativement nette, pas très longue, mais c’était déjà trop. Il n’y aurait pas dû y avoir de marque à cet endroit là, non, jamais, et pourtant, elle passa doucement son index sur la ligne rosée avant de prendre Jude dans ses bras.
“- Pourquoi ?
- Il chantait Bohemian Rhapsody un octave trop haut, plaisanta faiblement le jeune homme en se défaisant de l’étreinte de sa sœur. Qu’est-ce que tu viens faire ici ?
- J’ai un tas de papiers qui attendent depuis longtemps, je pensais faire ça ici.
- Hmm… Tu aurais pu rester chez toi.
- Dis le si tu ne veux pas me voir hein, je peux rentrer tout de suite.
- Charlie, c’est pas ça… c’est juste que j’ai l’impression que tu es tout le temps là. Je sais que je ne sors pas beaucoup, mais je t’ai offert une maison, tu as tout ce que tu veux, mais tu préfères venir ici. Je comprends pas.
- Donc tu ne veux pas me voir, s’agaça-t-elle en croisant les bras.”
Mal à l’aise, Jude serra les poings dans les manches de son sweat. Signe de son malaise, il commencerait bientôt à enfoncer ses ongles courts dans ses paumes, à moins que la colère ne l’emporte avant. Pourtant, il semblait plutôt se défendre, essayant de faire comprendre son point de vue à sa sœur qui le toisait clairement en attendant qu’il réplique.
“- Si ! Mais heu, pas tous les jours. Ou pas tout le temps. Tu étais déjà là ce matin, et tu reviens ce soir. J’aimerai bien avoir du temps seul aussi… Est-ce que tu vas bien ? ajouta-t-il après un court silence.
- Si je vais bien ?! Mais c’est à moi de te poser la question non?! explosa la jeune femme. J’arrive et je vois que tu t’es ouvert le bras pour quelqu’un qui chante. Je crois que c’est toi qui ne va pas bien !
- C’était exceptionnel ! Juste une fois ! Toi aussi tu aurais pété un câble si elle t’avait fait ça ! Avoir quelqu’un qui braille alors que tu essayes de te concentrer c’est assez compliqué figure-toi !
- Il y a d’autres moyens ! Tu ne peux pas faire ça, comment tu peux faire ça sans penser aux marques que ça va laisser ? Ça ne s’effacera jamais !
- Et alors ?!
- C’est pas beau, ça ne te va pas ça. Putain Winnie, tu crois que ça fait rêver des cicatrices à la con ? Non, personne ne veut voir ça, personne n’aime ça…”
Sans attendre la fin de cette phrase, il s’enfuit de la discussion. Il ne voulait pas entendre sa sœur crier, pas encore, pas quand elle lui rappelait qu’il n’était plus libre de lui-même. Oui, il aurait une marque, une nouvelle, et il ne voulait pas l’entendre crier. Non, parce que ça lui rappelait de trop mauvaises choses qu’il voulait oublier. Essayer de se détacher de ses cauchemars était vain, ils revenaient toujours le frapper avec violence dès que le ton montait.
Cette fois-ci, Charlie ne chercha pas à le suivre. Étouffant sa colère avec la fin de sa phrase, elle tourna les talons et claqua rageusement la porte de la maison luxueuse pour gagner la sienne, plus haut dans la rue.
Jude quant à lui, se recroquevilla dans un coin de sa chambre, dans un petit renfoncement qui aurait pu être un placard serviable. Mais plutôt que de servir de rangement, il abritait le jeune homme quand ses angoisses revenaient le hanter. Ses bras croisés autour de ses genoux, il posa son menton sur ses avant-bras en soupirant faiblement.
Mark. Le nom s’imposa dans son esprit comme s’il était un néon rouge clignotant. Blond paille, épaules larges, jambes arquées. Il se souvenait de sa démarche particulière, de la manière dont ses chaussures traînaient sur le parquet défoncé de l’appartement. Comment oublier son rictus mauvais quand il le toisait, jouant avec un cure-dents qu’il utilisait pour piquer Jude et sa sœur pour s’amuser. Difficile d’oublier son rire gras quand il parlait de baiser leur mère et débitait un tas d'obscénités que ses oreilles d’enfant ne comprenaient heureusement pas.
Inconsciemment, le brun resserra sa prise en fermant les yeux un peu plus fort, enfouissant son visage entre ses bras. il sentit les larmes monter, mais lutta pour les empêcher de sortir. Il ne pouvait pas, surtout pas. Un mec ça chiale pas.
Réfugié dans son petit coin, il éclata brusquement en sanglots, tâchant de se convaincre qu’il n’y avait plus personne pour lui faire de mal, mais une partie de lui restait terrifié à l’idée d’ouvrir les yeux et de le découvrir en face de lui. Et pire encore, s’il se refusait de se redresser, préférant étouffer sa peine entre ses bras, c’était parce qu’au fond de lui, il avait toujours la même appréhension de se faire cracher dessus ou d’avoir un dessin au feutre indélébile sur la joue à son réveil. C’était du passé, mais c’était encore trop récent, trop vif pour qu’il arrive à oublier cette angoisse. Jusque là, malgré l’éloignement, le moindre détail lui rappelant ces années de souffrance muette suffisait à lui nouer la gorge et à le faire trembler.
*
Comme un lapin pris dans les phares d’une voiture, Jude s’arrêta en fixant la table du salon. Assise à sa place habituelle, des papiers étalés devant elle, Charlie croisa son regard en relevant la tête, s’efforçant de le soutenir avant qu’il ne se détourne en serrant les poings. Elle était revenue, se fichant probablement de ce que voulait vraiment son frère.
Face à l’intruse, le jeune homme mis quelques temps avant de réagir, saisissant une veste qui traînait là, son portable abandonné non loin, et quitta sa maison avec l’étrange impression de s’être fait virer de chez lui. Les mains enfoncées dans les poches de sa veste, il quitta le joli quartier résidentiel où il était établi, désirant plus que tout s’éloigner de chez lui. s’il pouvait se perdre ce serait encore mieux, il aurait une vrai excuse quand Charlie lui demanderait des comptes. Et puis merde… Pourquoi devait-il toujours se justifier ?
Jude grogna, accélérant le pas inconsciemment, désireux d’atteindre sa destination au plus vite. Il n’avait pas envie de se retourner la tête avec l’alcool, trop déprimé pour imaginer se saouler et se laisser faire au milieu d’un club bondé. Il l’avait déjà fait, et la nuit avait été longue, à s’oublier dans une foule animée, des mains se pressant sur son corps avec envie. Il en frissonnait encore de déplaisir. Il aurait voulu à ce moment que quelqu’un le prenne dans ses bras, lui dise que ça allait passer, que ça irait mieux bientôt, que quelqu’un comprenne et accepte sa fragilité, au moins l’espace de quelques instants, plutôt que de le filmer et de tenter de le bloquer dans un coin pour profiter de lui.
Faiblement, Jude poussa la porte du bar, un endroit assez discret où il savait qu’il n’aurait pas de problème et pourrait déprimer seul. Et puis le patron était un type bien, ou du moins il refusait de voir ses clients boire verre sur verre et préférait les chasser avant qu’ils ne doivent sortir en rampant pour aller vomir dans une ruelle proche.
Reconnaissant le jeune homme, le propriétaire des lieux le salua derrière son bar, comprenant que c’était une fois de plus un jour sans. Ça ne le dérangeait pas que le brun vienne pleurer sur son comptoir, puisqu’il payait toujours, et surtout parce qu’il lui faisait penser à son fils. Certes, lui était encore au collège, mais Jude avait presque toujours l’air d’un gamin complètement paumé quand il s’asseyait au comptoir et posait son menton sur ses bras croisés.
Sans un mot, le patron posa un verre sur le zinc, y glissa deux glaçons avant de sortir une canette de soda qu’il laissa à côté, hochant simplement la tête quand Jude marmonna un “merci Paul” étouffé.
Occupé à se morfondre, le chanteur mit un long moment avant de se redresser et de se servir, sans pour autant toucher à son verre ensuite. Il resta appuyé contre le bar, les avant-bras posés contre, et fixait le poster ancien accroché sur le mur en face, à demi-caché par les bouteilles d’alcool qui s’alignaient sur une étagère en attendant de servir. La jolie pin-up des années cinquante semblait le narguer avec son large sourire et son regard enjoué, soit le total opposé de Jude à l’instant.
Pour l’instant il était sans joie, sans couleur, détonnant parmi les clients qui passaient une bonne soirée entre amis ou amants, bien loin de se soucier de lui. Ce constat le déprima d’autant plus. Pourquoi n’avait-il pas cela lui aussi ? Des amis avec qui passer du bon temps, des vrais amis, à lui, et pas ceux rapportés par sa sœur qui avaient un peu trop tendance à défiler au gré des saisons. Et sans mentionner les rencontres qu’il faisait, et qui finissaient toujours par préférer Charlie. La preuve, sa dernière conquête en date avait fini par tenir la conversation avec elle, et non pas avec lui. Jude soupira, se demandant s’il était frappé d’une quelconque malédiction. Arthur. Comme tant d’autres, il ne le reverrai jamais, ou alors par la biais de Charlie. A cet instant, il ne put que constater à quel point sa vie sociale était au point mort. Il était seul, sans personne sur qui compter, et déballer sa vie à un inconnu - une nouvelle fois - ne le tentait pas tellement.
Avisant son verre, il prit une gorgée, maussade, c’était frais, sucré, mais ça n’avait rien d’aussi réconfortant qu’un chocolat chaud. Au contraire, ça semblait aussi amer que ses pensées.
Un mouvement sur sa droite attira son attention. Une silhouette se glissa entre les sièges, interpellant le patron, un billet de vingt dollars à la main. Ce n’était rien de très sensationnel, mais la proximité força Jude à lever les yeux. Porte-feuille en main, la jeune femme salua le propriétaire et tourna les talons, rejoignant celui qui l’attendait plus loin. Frappé par la surprise quelques secondes, le brun reconnut Arthur, le fameux, croisant brièvement son regard avant de s’en désintéresser complètement, revenant à sa morosité.
“- Jude ?”
Intrigué, le jeune homme aux cheveux colorés s’approcha du comptoir. Pourtant prêt à quitter le bar, il rangea ses clefs de voiture dans sa poche et se glissa à côté du chanteur qui semblait bien mal en point.
La peine du brun le frappa comme une évidence quand il reprit sa position initiale. Arthur posa une main dans son dos, remonta pour presser son épaule en pinçant les lèvres. Il étudia brièvement le brun, de sa posture fatiguée à son regard perdu, passant par le verre devant lui. Un simple soda à en juger la dose et la couleur. Hésitant, le jeune homme prit simplement place sur le tabouret à sa droite et s’appuya contre le comptoir en renonçant définitivement à rentrer chez lui.
“- Qu’est-ce qui ne va pas ?
- Tout ?
- Oh, ok. Qu’est-ce qui t’amène là alors ?
- Ça , soupira-t-il en montrant son poignet encore fraîchement marqué avant de reprendre plus bas et plus timidement. Et Charlie. On s’est disputés je crois. Elle ne comprend pas. A moins que ce soit moi, et je ne sais pas quoi faire. Je l’ai toujours écoutée, toujours, mais j’ai l’impression que parfois c’est trop. Juste trop. Elle est tout le temps avec moi, elle vient chez moi, elle me force à sortir, elle me fait faire des trucs que j’ai pas envie de faire… C’était drôle avant, maintenant ça ne m’amuse plus.”
Assit sur ce tabouret de bar usé par le temps, Arthur se sentait minable. Il fallait voir l’évidence, face à ces quelques mots qui sonnaient comme une révélation, il se sentait plus qu’impuissant. Que pouvait-il dire à ce gamin paumé ? Parce qu’en voyant Jude aussi désespéré, accoudé à ce comptoir avec un coca sans bulles, il ne pouvait penser que cela. Fallait-il lui dire qu’il ne lui restait que sa sœur, et qu’elle tenait à lui plus qu’à sa propre vie ? Probablement, mais c’était tellement évident que ça en devenait idiot.
“- Je pense que vous devriez parler, finit-il par dire.
- Wow, quel conseil, répondit le chanteur avec un rire sans joie.
- Sérieusement Jude, vous devriez parler. T’as l’air paumé là, tout seul, je pense que tu t’es trop habitué à être guidé par ta sœur. Elle t’aide, c’est sûr, mais si tu as l’impression que c’est trop, tu devrais lui dire. Vous vous êtes installés dans une routine, non ?
- Elle est chez moi toute la journée quasiment… Parfois il y a ses amis aussi, c’est cool. Parfois c’est juste nous deux, et on ne fait pas grand-chose. Ou alors elle bosse, et je dessine. Je passe le temps, elle me fait signer des trucs. Et puis ça recommence. J’en ai marre de cette vie.
- Elle fait ça pour toi, pour ton bien, elle est peut-être un peu envahissante, mais c’est sa manière de faire.”
A demi convaincu, Jude haussa les épaules. Il ne la trouvait pas un peu envahissante, mais très envahissante. Qu’elle revienne après leur dispute avait été le coup de grâce. Mais comment lui faire comprendre ? C’est sur cette interrogation qu’il passa le reste de la soirée, Arthur ayant fini par rentrer chez lui, le laissant seul au bar après lui avoir demandé au moins vingt fois s’il était sûr qu’il allait bien.
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