TNJH Chapitre 8): Andrzej
Il faudrait retrouver
Les oiseaux blessés
Ils sont bien quelque part
On peut les sauver
Vaut mieux tout recommencer
On peut pas se suicider
Réveille-toi
Debout ! Tiens-toi droit !
On va leur montrer
Qu'on peut tout changer
Je sais bien que les oiseaux perdus
Ne reviendront jamais
Les Oiseaux, 2ème partie; Daniel Balavoine
Prévenu au dernier moment, soit ce qu’il détestait absolument mais Liam s’en fichait bien, Andrzej tenta de refuser une nouvelle fois l’invitation. De l’autre côté de la ligne, Josepha gronda, ce qui finit par le décider. Même de l’autre côté de l’Europe, elle arrivait à avoir cette emprise sur lui, le décidant à faire un effort, un de plus, pour son frère, qu’il n’avait lâchement pas revu depuis la catastrophe de la soirée. Cela faisait deux semaines, déjà deux semaines, et s’il avait pu s’en écouler encore deux autres, ça l’aurait bien arrangé. Mais il était là, à distance raisonnable du restaurant fermé au public, et bien ouvert aux fêtards. La veille, le jour de l’anniversaire du restaurant, la salle avait été comble, tant par les journalistes que les amateurs, en grande partie motivés par la promesse d’un excellent repas, tout aussi original que le propriétaire du restaurant et son second.
Appuyé contre ce lampadaire, Andrzej n’avait pas bougé depuis que ses pas l’avaient guidé là, devant ce dilemme. L’air sombre, il forçait les passants à se détourner de leur chemin, défilant aussi rapidement que les voitures devant lui sur la large avenue.
Personne ne se souciait de lui, comme toujours, alors s’il disparaissait, personne ne s’en soucierait. Ou pas. Il y avait Liam de l’autre côté de la rue, probablement une bière à la main, grillant une cigarette avec son amant dans l’arrière-cour, ou riant avec les invités de Louis. Bien sûr, ils étaient sans doute en train de se lancer des piques, se dévorant du regard en même temps.
Une fois de plus, les pensées du noiraud s'égarèrent sur la relation des deux, sur le lien reliant son frère au chef cuisinier. A première vue, ils ne semblaient pas avoir grand chose en commun, l’un étant particulièrement provocateur et l’autre doté d’un regard déstabilisant accompagnant son sang froid. A vrai dire, quand il était retombé par hasard sur la trace de son frère, disparu de sa vie l’année de ses dix ans, il s’était étonné de le voir étaler une bonne poignée de crème pâtissière sur la joue du châtain qui était chargé de mettre en difficulté les participants de ce concours de cuisine télévisé que Josepha aimait particulièrement.
Sans pression, Liam avait fait son plus beau sourire au juge, avant de reprendre sa recette sans se soucier des rires des autres candidats et jurés, pas plus que de l’air choqué du chef qui avait redoublé d’inventivité pour embêter le noiraud. Et quelle explication à cette relation de “je t’aime, moi non plus” entre les deux ? Ils étaient âme-soeurs. Evidemment. Certes c’était un lien très faible, seulement l’impression d’avoir trouvé le bon, mais ça semblait expliquer leur complicité évidente et leur opposition. C’est logique, avait répondu Josepha à l’interrogation muette de son petit-ami.
Pourquoi ces histoires d’âmes sœurs définissaient-elles tant l’avenir ? Voué à errer, comme une âme en peine, jusqu’à retrouver cette moitié tant désirée… Une personne qu’il ne voulait pas connaître, qu’il avait peur de rencontrer, qu’il était effrayé de croiser, et malade rien qu’à l'imaginer, soit l’inverse totale de Caroline qui en mourait d’envie, ou de son grand-frère à qui ça ne faisait ni chaud ni froid.
De nouveau perdu dans cette spirale de pensées angoissantes, Andrzej recula de quelques pas, faible, pour s’asseoir sur un banc tagué. Comment ? Comment Marek avait-il pu accepter aussi facilement son âme-soeur ? Peut-être parce qu’il n’a pas vu maman mourir, souffla une petite voix vicieuse à l’oreille du noiraud qui secoua la tête pour tenter de lui échapper. Non, non, il avait enfin cessé d’en vouloir à son frère de l’avoir abandonné, d’avoir laissé la Pologne derrière lui pour renouer avec les racines anglaises de la famille. C’était Liam maintenant, qui ne jurait que par le futur tandis qu’Andrzej restait tourné vers le passé.
Dépité sur son banc, il baissa les yeux sur le trottoir sale en laissant ses pensées suivre ce fil dangereux. Est-ce qu’il fallait vraiment vivre avec cette personne ? Est-ce qu’elle devait forcément l’aimer ? Tant de questions qui ne trouvaient pas de réponses non plus.
Et puis au-delà de cette moitié, il n’y avait pas grand monde qui l’appréciait, finit-il par constater en se demandant s’il pouvait disparaître. Peut-être qu’il manquerait à Joe, qui finirait par trouver elle aussi son alter-ego malgré l’étrange malédiction en laquelle elle croyait tant. Peut-être que Caroline penserait à lui jusqu’à ce que son amitié se porte sur quelqu’un d’autre. Peut-être que Liam pourrait enfin vivre sa vie, la reprendre sereinement sans avoir à rester à Paris juste pour avoir la conscience tranquille.
Il ne manquerait donc à personne, ou alors pas longtemps. Andrzej soupira, puis leva les yeux vers le ciel gris de Paris, aussi morne que la capitale l’était dans ses jours tristes. Il était comme ce ciel, gris, ni noir, ni blanc; il était gris, sans couleur. Il était triste, déprimé, déprimant même, à écouter son frère.
Il devait changer, pour ne pas se laisser dépasser, et Liam avait raison. Pour une soirée, il pouvait bien se laisser aller et pour une fois, oser se mêler à la foule. Et puis au milieu de cette masse grouillante, même s’il était le mouton noir, figé dans sa peur, il aurait au moins Liam et Louis. Et cette fois, il ne toucherait pas à l’alcool, la marque sur son bras lui rappelant toute sa honte.
Le choix fut vite fait.
Il le devait. Il le pouvait.
Non.
Il hésita encore.
Il n'avait pas le droit. Il ne pouvait pas.
Mais il était irrémédiablement appelé par chaque côté de la rue, chacun représentant son propre danger. Rester à jamais dans l'angoisse de trouver son âme sœur, ou en finir avec toutes ces histoires et enfin se décider à sortir de sa bulle .
Un pas. Un deuxième. Un troisième. Une voiture passa. Une avancée avortée par son imprudence.
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