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Emmy T-G.

Tous nos jours heureux; prologue




L’Amour est le protecteur et le médecin des Hommes; il les guérit des maux qui les empêchent d’être heureux.


Jadis notre nature n'était pas ce qu'elle est à présent, elle était bien différente.


D'abord il y avait trois espèces d'Hommes, et non deux, comme aujourd'hui : le mâle, la femelle et outre ces deux-là, une troisième composée des deux autres ; le nom seul en reste aujourd'hui, l'espèce a disparu. C'était l'espèce androgyne qui avait la forme et le nom des deux autres, mâle et femelle, dont elle était formée : aujourd'hui elle n'existe plus et c'est un nom décrié. De plus chaque Homme était dans son ensemble de forme ronde, avec un dos et des flancs arrondis, quatre mains, autant de jambes, deux visages tout à fait pareils sur un cou rond, et sur ces deux visages opposés une seule tête, quatre oreilles, deux organes de la génération et tout le reste à l'avenant.


Et ces trois espèces étaient ainsi conformées parce que le mâle tirait son origine du soleil, la femelle de la terre, l'espèce mixte de la lune, qui participait de l'un et de l'autre. Ils étaient sphériques et leur démarche aussi, parce qu'ils ressemblaient à leurs parents ; ils étaient aussi d'une force et d'une vigueur extraordinaires, et comme ils avaient de grands courages, ils tentèrent d'escalader le ciel pour combattre les dieux.


Alors Zeus délibéra avec les autres dieux sur le parti à prendre. Le cas était embarrassant : ils ne pouvaient se décider à tuer les Hommes et à détruire la race humaine à coups de tonnerre, comme ils avaient tué les géants ; car c'était anéantir les hommages et le culte que les Hommes rendent aux dieux : d'un autre côté, ils ne pouvaient non plus tolérer leur insolence. Enfin, Zeus, ayant trouvé, non sans peine, un expédient, prit la parole :


« Je crois, dit-il, tenir le moyen de conserver les hommes tout en mettant un terme à leur licence ; c'est de les rendre plus faibles. Je vais immédiatement les couper en deux l'un après l'autre ; nous obtiendrons ainsi le double résultat de les affaiblir et de tirer d'eux davantage, puisqu'ils seront plus nombreux ».


Ayant ainsi parlé, il coupa les Hommes en deux, comme on coupe les alizés pour les sécher ou comme on coupe un œuf avec un cheveu : et chaque fois qu'il en avait coupé un, il ordonnait à Apollon de retourner le visage et la moitié du cou du côté de la coupure, afin qu'en voyant sa coupure l'Homme devint plus modeste, et il lui commandait de guérir le reste.


Or quand le corps eut été ainsi divisé, chacun, regrettant sa moitié; allait à elle : et s'embrassant et s'enlaçant les uns les autres avec le désir de se fondre ensemble, les Hommes mouraient de faim et d'inaction, parce qu'ils ne voulaient rien faire les uns sans les autres : et quand une moitié était morte et que l'autre survivait, celle-ci en cherchait une autre et s'enlaçait à elle, soit que ce fut une moitié de femme entière - ce qu'on appelle une femme aujourd'hui - soit que ce fut une moitié d'homme, et la race s'éteignait.


Alors Zeus, touché de pitié, imagina un autre expédient ; il transposa les organes de la génération sur le devant, de cette manière, les Hommes purent apaiser leurs désirs et enfanter, et c’est ainsi que l’Amour rétablit l’unité primitive.


C'est de ce moment que date l'amour inné des Hommes les uns pour les autres : l'amour recompose l'antique nature, s'efforce de fondre deux êtres en un seul, et de guérir la nature humaine. Notre espèce ne saurait être heureuse qu'à une condition, c'est de réaliser son désir amoureux, de rencontrer chacun l'être qui est notre moitié, et de revenir ainsi à notre nature première.


Chacun de nous n’est donc qu’une moitié d’Homme, et cherche sa moitié. Ceux qui proviennent des androgynes aiment le sexe différent du leur; les femmes qui proviennent de la double forme primitive aiment les femmes, et les hommes qui proviennent de la division du double homme aiment les hommes, et ce sont les meilleurs.


Platon, Le Banquet, discours d’Aristophane. (Mélange de deux traductions)


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